NOTES par Anne-Fleur Multon

Fictions militantes, Manifestes de mauvaise foi & Poésie. Textes que je ne destine pas à la publication et qui gisent dans mes Notes, attendant désespérément d'être lus. Gratuit.

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Par Anne-Fleur Multon
26 juin · 6 mn à lire
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C'EST POUR VOTRE BIEN - BRÈVES DE PMA #1

Mars 2021, Belgique. Pour valider notre dossier, on nous impose un second rendez-vous psy, obligatoire. Nous avons parcouru 1750 kilomètres pour un rendez-vous de 45 minutes. Les échanges relatés ici entre la psy, ma femme et moi, sont réels, et l'humiliation subie ce jour-là aussi. La colère, elle, est intacte.

LA PSYCHOLOGUE (65 ans, blanche, sourire plein de bonne volonté) : - J’ai demandé à vous revoir. Je n’étais pas certaine, vous comprenez ?

LES GOUINES : - Oui, nous comprenons, bien sûr.

LA PSYCHOLOGUE : - Il fallait que je vous vois en vrai. C’est votre histoire… Nous avions des doutes. Rappelez-moi. Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI NE PORTE PAS : - Nous nous sommes rencontrées il y a… 

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI PORTE : - Il y a un an.

(c’est un mensonge ; c’était il y a dix mois ; c’était moins ; mais moins, ça ne fait pas sérieux)

*

Je te vois, dans ce cadre en argent vieilli un peu lourd chiné aux puces, que tu as déposé sur ta table de chevet. Il s’agit de s’endormir devant, il s’agit de te rappeler, quand la fatigue agrippe et craque tes épaules comme un moulin à poivre, qu’il y a eu ce triomphe, qu’il faut tenir bon. 

Je te vois qui sourit à l’objectif. Tu as l’air heureuse. 

Tu as tellement tout bien fait. 

Je te vois, la certitude enivrante d’avoir réussi, aujourd’hui c’est ta journée, aujourd’hui tu l’épouses et les banques avec les grands-tantes te saluent, bravo ! mon dieu qu’ils sont beaux ! quel chignon spectaculaire ! et avez-vous pensé à devenir propriétaire nous avons des prêts avantageux pour les couples mariés et heureux comme vous ? 

Je te vois, Princesse, tu l’as fait tu l’as sorti du placard ton vieux rêve de petite fille en forme de costume de Cendrillon tu peux rassurer ta mère tu l’as trouvé “le bon”, celui chanté par toutes ces comédies romantiques que tu as bouffé par dizaine sur le canapé familial alors que boutonneuse et les chaussettes pas assorties, tu rêvassais tranquillement au Prince Charmant. 

Je le vois sur cette photographie argentique ta béatitude figée payée le prix fort à des prestataires qui vendent le bonheur conjugal, tu as tout fais dans le bon ordre, et je te vois Princesse, et je connais la suite, tu la connais aussi n’est-ce pas, 

et il vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

Le bon ordre.

*

LA PSYCHOLOGUE : - Et vous n’êtes pas mariées, vous me disiez ?

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI NE PORTE PAS : - Non, pas encore, mais c’est en projet.

LA PSYCHOLOGUE : - Hm.

LA PSYCHOLOGUE : - Et c’est vous, n’est-ce pas, qui allez porter ?

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI NE PORTE PAS (mais qui a des longs cheveux et des gros seins) : - Non, c’est…

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI PORTE (mais qui a les cheveux rasés ou presque un torse de tomboy un jean de garçon) : - C’est moi.

(elles ont l'habitude ; tout le monde se trompe toujours)

*

Je te connais, tu diras “Il faut prendre sur soi” quand ton mari - Il est si gentil mais parfois il, comment dire, tu vois ? Enfin les hommes sont des grands enfants parfois j’ai l’impression d’en avoir trois à la maison, tu me diras ça en riant car c’est une chose que tu sais faire. 

Le sais-tu que des maris si gentils sais-tu que deux-cent mille d’entre eux frappent gentiment leur petite épouse, chaque année ? Le sais-tu que la moitié de tous les maris, si adorables si… n’ont jamais lavé un chiotte ? Le caca, c’est pour toi, c’est pour tes mains de femme, tu le sais bien. 

Le sais-tu que quinze pour cent d’entre eux ont déjà pénétré leur femme pendant son sommeil, peut-être y penses-tu quand tu t’endors près de ton cadre en argent vieilli, peut-être que tu penses à celles qui se sont endormies aussi, et comment on les a réveillées. 

Et si tu tombes malade, le sais-tu prépares-toi, il y a presque un quart de chances que ton mari te quitte, et toi toi l’épouse aimante l’épouse parfaite tu serais restée n’est-ce pas ? 

Tu serais restée, il n’y a même pas trois femmes sur cent qui partent lorsque leurs maris si gentils sont malades. 

Ne sont-elles pas celles qui ont raison ? 

Moi j’espère que tu ne culpabiliseras pas, quand il faudra faire tes bagages, que tu ne pleureras pas sur le joli cadre en argent terni. 

Ce n’est pas un échec. 

Des beaux mariages comme le tien qui s’échouent sur la plage de la nullité des époux, de l’épuisement des mères, de la fatigue de la colère de la douleur des femmes, des beaux mariages comme le tien exactement, un papa une maman deux enfants mon dieu qu’ils sont trognons, presque la moitié finissent en divorce. Le bon ordre.

Ah ça quelle belle petite famille ! Un modèle !

*

LA PSYCHOLOGUE : - Et vous vous êtes choisi des petits noms ?

L’UNE DES GOUINES : - Des petits noms ?

LA PSYCHOLOGUE (pédagogue) : - Mais oui, pour que l’enfant puisse vous différencier ! 

L’UNE DES GOUINES : - On pense voir avec notre enfant quand il sera là. Mais nous ne sommes pas inquiètes, on est sûres qu’il saura très bien nous reconnaître de toute façon.

LA PSYCHOLOGUE (pédagogue mais légèrement excédée) : - Vous devriez être davantage préparées. Vous savez, il faut que l’enfant sache à qui il a affaire. Entre toutes ces mamans, on s’y perd !

*

Tu me verrais je ne suis pas de celles qui se laissent humilier. Je suis 

un Dragon. 

Dans la rue tu me siffles je te fais un doigt je te dis Hé c’est les chiens qu’on siffle espèce de grosse merde.

Je ne suis pas une fille qu’on insulte à qui on vole l’espace quand un mec pisse sur un mur je lui dis C’est quoi ton problème tu peux pas aller aux toilettes du bar comme tout le monde.

Quand on dit à ma femme Hé l’avion de chasse que t’as pécho quand on nous dévisage je ne lâche pas la main Je suis de celles qui ne lâchent pas la main et qui voudraient la castagne. 

Je suis un Dragon de Légende, je suis là pour foutre le feu avec mon haleine brûlante.

Regarde-moi dans ce petit salon en Belgique, regarde-moi bien j’ai mis mon joli pull en cachemire rouge celui qui te donnerait envie de m’avoir pour belle-fille. 

Tu l’as vu n’est-ce pas le sourire que je me suis cousu, j’ai noué mes cheveux dans ce que j’imagine être un chignon de mamounette.

Regarde-le bien le Dragon les ongles propres l’échine courbée regarde-le jouer la compagne parfaite jouer le couple idéal jouer le couple normal très normal merci pour nous. 

Pour un peu je nous enfermerai toutes les deux dans un joli cadre en argent noirci.

De cette femme, j’accepterai tout, de cette femme qui ne sait rien de notre envie d’enfant, rien de nous, Pire 

- qui croit savoir - 

- qui croit faire son métier et bien - 

- qui croit protéger La Famille - 

- qui croit protéger l’Enfant -

(sans penser qu’elle parle du mien)

De cette femme j’accepterai tout car mon enfant même pas né mon projet d’enfant lui appartient et elle le sait. 

C’est une mascarade, bien sûr, ils disent dans les dépliants On cherche à vous aider à prévenir les problématiques spécifiques liées aux spécificités de votre parenté à vous présenter une épaule vous comprenez on cherche à accompagner les familles homoparentales mais : 

c’est une humiliation organisée par les institutions. 

C’est un découragement supplémentaire, qui s’ajoute 

aux centaines de papiers 

aux rendez-vous abscons et payants 

aux dizaines de prises de sang 

aux milliers de kilomètres Bretagne-Belgique-Belgique-Bretagne-Bretagne-Belgique 

aux délais d’attente infinis 

aux médicaments

aux milliers d’euros. 

Cette séance (payante bien entendu) n’est obligatoire (bien entendu) que pour les parents “comme nous”.

Comme nous : déviant-e-s. étranges. étrangèr-e-s. différent-e-s. dangereuses-x.

Il faut nous calmer. Il faut leur ressembler. Il faut nous faire rentrer dans le petit cadre en argent poli. Et si cette femme inconnue ne nous juge pas apte, pas fonctionnelles, si cette femme-là ne nous juge pas digne du petit cadre en argent,

Pas d’enfant. Tatata, mesdames. Les enfants, c’est un sujet sérieux, ce n’est pas un caprice. Tatata.

*

LA PSYCHOLOGUE (s’adressant à celle qui porte) : - Parlons un peu de votre projet éducatif.

LES GOUINES : - Nous avons pensé à une éducation autour de la bienveillance, de l’apprentissage positif, juste et écologique du monde, nous avons quitté Paris pour offrir à nos enfants plus d’espace, on s’est un peu renseignées sur les activités Montessori…

LA PSYCHOLOGUE (s’adressant à celle qui porte) : - J’entends, mais je parle ici des spécificités liées à votre… situation.

LES GOUINES : - C'est-à-dire ?

LA PSYCHOLOGUE (très fière de sa question) : - Et bien, que ferez-vous si une fête des pères est organisée par la maîtresse à l’école de votre enfant ?

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI PORTE (et à qui l’on s’adresse) : - Mais n’est-ce pas un peu tôt … ?

L’UNE DES GOUINES, CELLE QUI NE PORTE PAS (mais qui comprend qu’on attend une réponse et qui courbe l’échine, regarde-là comme elle est docile, bonne élève. Une SUPER maman) : - Oh, c’est une bonne remarque ! Alors…

*

Nous l’avions voulu si vite. J’en voulais un-e avec elle avant de lui dire je t’aime, avant même de lui faire l’amour. Un-e enfant, avec elle. 

On lui avait donné un petit nom, à cette petit-e nous à aimer. Miche, pas plus gros-se qu'une livre de pain, niché-e dans son ventre et qui sentirait le levain.

l’enfant

hiatus entre chacune de nos respirations, non-dit qui creuse nos baisers nos étreintes, accroc unique - deux femmes qui s’aiment et qui veulent un-e enfant.

Qu’il est facile de ne pas aimer un homme, comme il est naturel de s’en passer. Mais s’il est possible d’avoir un-e enfant sans lui, un-e enfant à nous, nous ne pourrons jamais avoir un-e enfant de nous.

 Je lui chuchote à l’oreille :

— Il nous faudra aller par des chemins étranges, il nous faudra lutter ce sera difficile, mais notre petit-e sera plus aimé qu’un roi mon amour, mais notre petit-e sera l’enfant des sorcières mon amour.

*

LA PSYCHOLOGUE : - Parlons un peu des rôles de chacune. Comment avez-vous prévu de vous répartir les tâches, quand bébé sera là?

L’UNE DES GOUINES (enthousiaste) : - Bien sûr, ça dépendra de la situation et de la santé de tout le monde ! Mais nous avons décidé de faire les choses ensemble, d’être très solidaires. Par exemple, nous avons découvert qu’il était possible que la mère qui ne porte pas allaite aussi ! 

L’UNE DES GOUINES (persuadée qu’une discussion sur l’allaitement est un terrain neutre et peut même rapporter des points) : - On s’est dit qu’on aimerait essayer cette solution. On tient à tester l’allaitement, d’un point de vue financier, pratique et écologique, ça nous semble intéressant ! Mais c’est certainement épuisant. Nous avons la chance de pouvoir peut-être partager cette activité, contrairement à un couple hétérosexuel, alors autant la tenter !

LA PSYCHOLOGUE (sèchement) : - Je ne crois pas que ça soit bien pour l’enfant. 

L’UNE DES GOUINES (sincèrement curieuse) : - Ah bon ? Du point de vue des nutriments apportés ?

LA PSYCHOLOGUE (pédagogue) : - Mais enfin mesdames, mettez-vous simplement à la place du bébé, c’est du bon sens. Si je puis me permettre le jeu de mot, il ne saura plus à quel “sein” se vouer !

L’UNE DES GOUINES (timidement) : Mais enfin, est-ce très différent de quand un père donne le biberon ?

LA PSYCHOLOGUE (triomphante) : - Très ! C’est du corps de la mère qu’il s’agit. C’est sym-bo-lique. 

LA PSYCHOLOGUE (fine mouche) : Je crois que vous essayez de créer un monstre “maman” bicéphale. 

LA PSYCHOLOGUE (s’adressant pour la première fois à celle qui ne porte pas) : - Il va falloir vous-y faire. Ne cherchez pas à prendre une place qui n’est pas la votre. C’est pour votre bien ! Et pour le bien de l’enfant, bien sûr. Il faut faire la paix avec cette idée : vous ne serez jamais la “vraie” maman.

LA PSYCHOLOGUE (bienveillante) : Vous savez, je prends le temps, mais avec toutes ces nouvelles familles, les vieilles mères, les mères sans père, les comme vous, les deux pères… On ne sait plus où donner de la tête ! 

LA PSYCHOLOGUE (sur un clin d'œil de connivence) : - Bon. Allez. Je crois que je vais faire le choix de vous faire confiance !

*

Tu me verrais je ne suis pas de celles qui se laissent humilier. 

Un Dragon.

*

LES GOUINES (attendant que la psychologue signe l’autorisation) :  Merci beaucoup de votre aide, madame.

LA PSYCHOLOGUE (joyeusement, avec le sentiment du travail bien fait) : Ça fera 120 euros. N’hésitez pas à revenir, si vous ressentez le besoin de parler !