NOTES par Anne-Fleur Multon

Fictions militantes, Manifestes de mauvaise foi & Poésie. Textes que je ne destine pas à la publication et qui gisent dans mes Notes, attendant désespérément d'être lus. Gratuit.

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Par Anne-Fleur Multon
9 juin · 3 mn à lire
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LES ENFANTS DES AUTRES

De l'amitié entre les enfants et les adultes.

Les enfants des autres

Sentent des lessives qui ne sont pas les nôtres.

Les enfants des autres

sont bordés le soir par des chansons que je ne connais pas

et font parfois des drôles de trucs

Des trucs de la vie normale chez eux et pas trop chez moi,

comme marcher avec ses chaussures sur le canapé

ou pas manger en même temps que les adultes.


D’aussi loin que je me souvienne, j’ai aimé les enfants

et leur compagnie.

J’étais cette ado qui voulait qu’on lui confie le bébé

pendant les fêtes des adultes ; cette lycéenne dont on se filait le numéro pour du babysitting. Jeune adulte,

j’ai même été nounou professionnelle pourrait-on dire

ça n’était pas très bien payé de garder les gosses des riches mais j’aimais bien quand même.

J’avais toujours mille idées de jeux dans mon sac et des tas de techniques pour mettre son manteau et ses chaussettes sans pleurer

pour apprendre la poésie du soir sans avoir l’impression de travailler

pour bien se dépenser au parc ; 

j’avais des petits tôt le matin à emmener à l’école 

et j’aimais aller les réveiller dans leur chambre, les trouver si petits dans leurs pyjama froissés

retenir pour leur petit déjeuner toutes ces choses minuscules et immenses,

Celle-ci préfère son chocolat froid et mal mélangé, avec des bouts tu sais Anne-Fleur,

Celui-là a le ventre trop noué pour avaler quoi que ce soit

alors on prépare avec amour un chouette gouter de dix heures

dans lequel, pour le courage, on glisse un joli caillou trouvé sur le chemin.

J’en avais que j’allais chercher à quatre heures.

Comme j’étais là toute l’année l’ATSEM de remplacement me prenait pour la maman

et parfois je ne disais pas Oh non mais pas du tout

parce qu’on ne raconte pas aux nounous

ce qu’on raconte aux parents - on croit, à tort, que ça ne les intéresse pas

que le petit ait réussi aujourd’hui à sauter avec ses deux pieds dans le cerceau.

Après je n’ai plus eu besoin de jouer les Mary Poppins,

mais j’ai continué d’aimer les enfants des autres.

C’était trainer sous les tables des mariages avec le peuple des petits

Lire des histoires le soir aux enfants de mes amis

Leur inventer des fêtes.


Ces dernières années, quelque chose s’est cassé ; 

Un jour, j’ai constaté que je ne savais plus aimer

Les enfants des autres. 

Que cette joie de partager et leurs temps et leurs jeux

Ne me venait plus naturellement

Que parfois ils m’agacaient à me tourner autour

Alors que les adultes prennent l’apéro, d’accord ?

C’était comme si je découvrais qu’ils avaient les doigts collants

Et que je n’arrivais plus à parler 

Leur langue.


Le problème des enfants des autres

C’est qu’il n’étaient pas à moi. Ils ne m’appartenaient pas.

Et moi je travaillais très fort

À m’en fabriquer un,

Un que j’éduquerai selon mes principes,

Un qui serait bercé à mes chansons, à ma voix.

Un pour qui je ne serais pas

une adulte sympa

Dont on se souviendrait vaguement

Ou alors pas du tout.

Je voulais un petit qui ne m’échapperait pas, un que je n’avais pas à rendre à des parents

qui seraient toujours plus importants.

Les choses bien sûr se sont empirées quand j’ai perdu un bébé.

Les enfants des autres

sont devenus

Insupportables.

Pourquoi eux étaient vivants, alors que Jacques était 

mort ?


Je me suis sentie 

Très très seule

Et très très triste.

C’était un fait : les enfants me manquaient.

Alors j’ai décidé. Ça suffisait.


Quand j’ai perdu mon tout petit, j’ai réalisé grâce à lui

Quelque chose de terrible : même quand on est ses parents

un enfant

ne nous appartient pas.

Un enfant est libre de faire sa vie comme il l’entend

Et même s’il est très très aimé par ses mamans

Il peut mourir.

Il peut avoir

un accident de voiture à dix-huit ans

décider de voter à droite à quarante ans, ou nous en vouloir pour avoir dit des choses

ou fait des trucs graves

pendant son enfance.

Les parents, m’a appris Jacques, ne sont pas tout de la vie d’un enfant.


Et je me suis soudain rappelée

P et F, deux ami-es de mes parents,

qui venaient si souvent à la maison, une fois même presque deux mois entiers,

qu’avec ma soeur on les appelait

notre vieux tonton et notre vieille tata.

Ils n’étaient pas ensemble, mais c’était un duo.

Ils ne ressemblaient en rien à tous les autres amis de mes parents.

Ils étaient hors de toutes normes ; F était homosexuel

Et P avait des aventures et les cheveux oranges.

Avec eux on faisait des choses

dont les parents n’auraient pas eu l’idée, comme décorer notre chambre avec des guirlandes de papier toilette.

Ado, ils ont gagné à jamais ma confiance en finançant l’achat de chaussures à talon

Hautement interdites mais puissamment désirées.

Jamais P n’a oublié un de mes anniversaire

Et le plus gros chèque reçu à mon mariage était signé par F

qui, grand lecteur, achète fièrement tous mes romans.

Quand j’ai fêté mes trente ans,

J’ai invité P Et F, évidemment. Il était inimaginable pour moi

De passer cette grande étape sans

Mon vieux tonton et ma vieille tata.

Je réalise aujourd’hui

Que ces adultes 

Qui sont désormais mes ami-es

Font partie de ma vie

Parce qu’ils ont, discrètement, à leur façon

Toujours été là pour moi.


Je ne sais pas si un jour

Nous aurons un-e petit-e de nous

À inscrire sur le livret de famille.

J’espère, bien sûr.

Mais en attendant, j’ai décidé d’être

L’amie des enfants des autres

Leur tata pour la vie.

Je serais là

Quand ils auront besoin de moi.

Je saurai leur dire

quand je suis fière d’eux

et les emmener faire ces choses

qu’on ne fait qu’avec Anne-Fleur et Sara.

Je cacherai leurs bêtises

Je leur dédicacerai mes romans

Ma maison sera un peu la leur

Et au fil des années, peut-être,

nous tisserons cette relation qui n’est jamais racontée nulle part

cette amitié intergénérationnelle qui n’est basée

ni sur le sang ni sur aucune d’espèce d’obligation

mais sur l’amour et la joie de se connaître

Et de se retrouver.