Les enfants des autres
Sentent des lessives qui ne sont pas les nôtres.
Les enfants des autres
sont bordés le soir par des chansons que je ne connais pas
et font parfois des drôles de trucs
Des trucs de la vie normale chez eux et pas trop chez moi,
comme marcher avec ses chaussures sur le canapé
ou pas manger en même temps que les adultes.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai aimé les enfants
et leur compagnie.
J’étais cette ado qui voulait qu’on lui confie le bébé
pendant les fêtes des adultes ; cette lycéenne dont on se filait le numéro pour du babysitting. Jeune adulte,
j’ai même été nounou professionnelle pourrait-on dire
ça n’était pas très bien payé de garder les gosses des riches mais j’aimais bien quand même.
J’avais toujours mille idées de jeux dans mon sac et des tas de techniques pour mettre son manteau et ses chaussettes sans pleurer
pour apprendre la poésie du soir sans avoir l’impression de travailler
pour bien se dépenser au parc ;
j’avais des petits tôt le matin à emmener à l’école
et j’aimais aller les réveiller dans leur chambre, les trouver si petits dans leurs pyjama froissés
retenir pour leur petit déjeuner toutes ces choses minuscules et immenses,
Celle-ci préfère son chocolat froid et mal mélangé, avec des bouts tu sais Anne-Fleur,
Celui-là a le ventre trop noué pour avaler quoi que ce soit
alors on prépare avec amour un chouette gouter de dix heures
dans lequel, pour le courage, on glisse un joli caillou trouvé sur le chemin.
J’en avais que j’allais chercher à quatre heures.
Comme j’étais là toute l’année l’ATSEM de remplacement me prenait pour la maman
et parfois je ne disais pas Oh non mais pas du tout
parce qu’on ne raconte pas aux nounous
ce qu’on raconte aux parents - on croit, à tort, que ça ne les intéresse pas
que le petit ait réussi aujourd’hui à sauter avec ses deux pieds dans le cerceau.
Après je n’ai plus eu besoin de jouer les Mary Poppins,
mais j’ai continué d’aimer les enfants des autres.
C’était trainer sous les tables des mariages avec le peuple des petits
Lire des histoires le soir aux enfants de mes amis
Leur inventer des fêtes.
Ces dernières années, quelque chose s’est cassé ;
Un jour, j’ai constaté que je ne savais plus aimer
Les enfants des autres.
Que cette joie de partager et leurs temps et leurs jeux
Ne me venait plus naturellement
Que parfois ils m’agacaient à me tourner autour
Alors que les adultes prennent l’apéro, d’accord ?
C’était comme si je découvrais qu’ils avaient les doigts collants
Et que je n’arrivais plus à parler
Leur langue.
Le problème des enfants des autres
C’est qu’il n’étaient pas à moi. Ils ne m’appartenaient pas.
Et moi je travaillais très fort
À m’en fabriquer un,
Un que j’éduquerai selon mes principes,
Un qui serait bercé à mes chansons, à ma voix.
Un pour qui je ne serais pas
une adulte sympa
Dont on se souviendrait vaguement
Ou alors pas du tout.
Je voulais un petit qui ne m’échapperait pas, un que je n’avais pas à rendre à des parents
qui seraient toujours plus importants.
Les choses bien sûr se sont empirées quand j’ai perdu un bébé.
Les enfants des autres
sont devenus
Insupportables.
Pourquoi eux étaient vivants, alors que Jacques était
mort ?
Je me suis sentie
Très très seule
Et très très triste.
C’était un fait : les enfants me manquaient.
Alors j’ai décidé. Ça suffisait.
Quand j’ai perdu mon tout petit, j’ai réalisé grâce à lui
Quelque chose de terrible : même quand on est ses parents
un enfant
ne nous appartient pas.
Un enfant est libre de faire sa vie comme il l’entend
Et même s’il est très très aimé par ses mamans
Il peut mourir.
Il peut avoir
un accident de voiture à dix-huit ans
décider de voter à droite à quarante ans, ou nous en vouloir pour avoir dit des choses
ou fait des trucs graves
pendant son enfance.
Les parents, m’a appris Jacques, ne sont pas tout de la vie d’un enfant.
Et je me suis soudain rappelée
P et F, deux ami-es de mes parents,
qui venaient si souvent à la maison, une fois même presque deux mois entiers,
qu’avec ma soeur on les appelait
notre vieux tonton et notre vieille tata.
Ils n’étaient pas ensemble, mais c’était un duo.
Ils ne ressemblaient en rien à tous les autres amis de mes parents.
Ils étaient hors de toutes normes ; F était homosexuel
Et P avait des aventures et les cheveux oranges.
Avec eux on faisait des choses
dont les parents n’auraient pas eu l’idée, comme décorer notre chambre avec des guirlandes de papier toilette.
Ado, ils ont gagné à jamais ma confiance en finançant l’achat de chaussures à talon
Hautement interdites mais puissamment désirées.
Jamais P n’a oublié un de mes anniversaire
Et le plus gros chèque reçu à mon mariage était signé par F
qui, grand lecteur, achète fièrement tous mes romans.
Quand j’ai fêté mes trente ans,
J’ai invité P Et F, évidemment. Il était inimaginable pour moi
De passer cette grande étape sans
Mon vieux tonton et ma vieille tata.
Je réalise aujourd’hui
Que ces adultes
Qui sont désormais mes ami-es
Font partie de ma vie
Parce qu’ils ont, discrètement, à leur façon
Toujours été là pour moi.
Je ne sais pas si un jour
Nous aurons un-e petit-e de nous
À inscrire sur le livret de famille.
J’espère, bien sûr.
Mais en attendant, j’ai décidé d’être
L’amie des enfants des autres
Leur tata pour la vie.
Je serais là
Quand ils auront besoin de moi.
Je saurai leur dire
quand je suis fière d’eux
et les emmener faire ces choses
qu’on ne fait qu’avec Anne-Fleur et Sara.
Je cacherai leurs bêtises
Je leur dédicacerai mes romans
Ma maison sera un peu la leur
Et au fil des années, peut-être,
nous tisserons cette relation qui n’est jamais racontée nulle part
cette amitié intergénérationnelle qui n’est basée
ni sur le sang ni sur aucune d’espèce d’obligation
mais sur l’amour et la joie de se connaître
Et de se retrouver.